Potentialités Interstitielles
Text by Hicham Gardaf

Published in the first edition of Makan by Think Tanger, 2020


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Le paysage flottant, doté d’une charge utopique, absorbe ceux qui le contemplent.

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Si le détroit peut incarner l’image d’un lieu de potentialités et si l’utopie dans le sens classique du terme est un lieu qui existe essentiellement dans l’imaginaire des gens, on peut dire que la ville de Tanger avec ses « vistas »[1] - ces interstices avec leurs vues sur la mer - offrent aussi à ceux qui le contemplent,  une ouverture, une fuite, une promesse, un potentiel.

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J’ai vu la ville changer sous mes yeux. Les petites plages rocheuses où je me baignais et où je collectais des patelles avec ma grand-mère il y a vingt ans, se sont transformées en route côtière.

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Le cimetière

Quand la ville s’empare des derniers espaces vacants du quartier et n’offre en échange aucun lieu de récréation à ses habitants, cela les incite à adopter des nouvelles façons de s’approprier et d’interpréter l’espace public, en investissant des endroits qui initialement n'étaient pas destinés à accueillir de telles activités.

Je suis né et j’ai grandi dans le quartier du  Marshan  à quelques centaines de mètres de l’hajra d’ghanam[2], nécropole punico-romaine située en haut d’une falaise avec une vue panoramique sur le détroit de Gibraltar. La nécropole est l’un des lieux favoris des mères du quartier, sans doute parce qu’elle constitue un terrain de jeu sécurisé pour leurs enfants, ainsi qu’une échappée où elles peuvent se réunir librement et aisément en plein air. Mon premier souvenir du lieu date de mes 7 ans. Assis sur une tombe avec ma mère, nous mangions des graines de tournesol et regardions le paysage devant nous. Elle me dit : « si tu es patient et qu’on attend quelques heures, le brouillard sera parti et on sera capable de voir l’Espagne en face ». À l’heure du crépuscule, le ciel d’une couleur lavande se fondit en un bleu foncé qui obscurcit la mer progressivement jusqu’à la faire complètement disparaître. Le claquement des vagues se mélangea avec le chuchotement des gens assis autour de nous et les lumières dispersées de la ville de l’autre côté du détroit s'allumèrent pour marquer la fin du jour. 

Le cimetière du Marshan est aussi un espace où les jeunes de mon quartier se réunissent pour écouter de la musique, jouer aux cartes, fumer des cigarettes ou, tout simplement, avoir une conversation sans être chassés par les voisins ou les autorités locales qui jugeraient leur comportement incorrect et déplacé. Il constitue un lieu de rencontre de proximité pour les personnes âgées qui ne peuvent plus se déplacer loin de chez elles. Il représente également une source de revenus occasionnels pour les jeunes chômeurs qui font des travaux d’entretien et de jardinage, chaque vendredi de la semaine, ainsi qu’un refuge pour les sans-abris et les marginaux de la société.

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La pelouse

Les débuts de l’existence des pelouses remontent probablement au Moyen Âge en Europe, avec les prés communaux où les villageois faisaient paître leurs troupeaux. Puis l’aristocratie en adopta le style autour de ses châteaux, faisant de la pelouse une marque de privilège et de luxe. Son entretien requérait une main-d’œuvre importante et se faisait principalement par le broutage du bétail ou par fauchage.  

La pelouse moderne, comme on la connaît aujourd’hui, conquérante des banlieues, des parcs publics et des terrains de sport, se serait démocratisée à partir du XIXème siècle grâce au développement de la tondeuse mécanique et, plus récemment, grâce à l’avancement des pratiques de culture et des techniques d’irrigation[3].

Ce qui m’intéresse ici, c’est l’implantation récente de pelouses et plus largement d’« espaces verts » dans la ville de Tanger : les lieux libres, les interstices entre les constructions qui ont été végétalisés ; ces endroits ambigus qui veulent à la fois révéler un espace et en cacher un autre. Il s’agit d’îlots de verdure qui surgissent du jour au lendemain et qui, sans avoir été ainsi végétalisés, seraient passés inaperçus ou se seraient transformés en dépotoir pour les débris des chantiers environnants. Il s’agit encore des ronds-points, des bords de route, des collines gazonnées - ces espaces banals, génériques et impersonnels.

L’« espace vert », qui semble conçu pour le plaisir des yeux, « symbolise un éloignement de l’art des jardins et, de manière générale, de toutes références culturelles et artistiques »[4]. L’espace vert est une manière déguisée de prétendre que la ville, elle aussi, dispose de ses jardins publics. C’est une façon de légitimer la destruction du dernier parc naturel, la dernière forêt, le dernier poumon qui demeure, au profit des centres commerciaux, des ensembles résidentiels et des complexes touristiques.

L’appropriation de ces nouveaux espaces verts par les Tangérois n’est-il pas un choix par défaut, montrant surtout la nécessité, le besoin d’un ultime lien avec la nature ? Femmes travaillant dans une usine de confection dans la zone industrielle d’Al Ouama qui déjeunent sur l’herbe ; enfants qui font un terrain de jeux d’une surface de gazon située entre deux bâtiments de la zone industrielle de Moghogha ; famille qui pique-nique sur un rond point en plein été à Malabata… : ce sont là des scènes de la vie ordinaire qui parsèment la ville, et si je ne les ai pas photographiées, je les ai bien en tête. Ces scènes me font réfléchir à la manière dont, dans une ville comme Tanger, des espaces insignifiants peuvent devenir des espaces de sens, vitaux, pour les habitants.

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La périphérie

Quand on pense à la ville, on se concentre généralement sur son centre[5]. Tandis que la banlieue, lieu intermédiaire qui relie la ville et la campagne, est souvent considérée comme un territoire d'insignifiance culturelle et esthétique. Je crois que cet espace périphérique - au sens propre comme au figuré - mérite notre attention dans le discours social, culturel et artistique. Cette question n'a jamais été aussi urgente qu'elle l'est aujourd'hui pour la ville de Tanger.

De par son caractère indéterminé, incertain et transitoire, la périphérie, apparaît comme l’exemple parfait du « terrain vague » tel qu’il a été introduit par l’architecte espagnol Ignasi de Solà-Morales dans son essai de 1995. Il écrit : « la relation entre l'absence d'usage, d'activité et le sentiment de liberté, d'attente, est fondamentale pour comprendre le potentiel évocateur des terrains vagues de la ville ». Cette « absence de limite » précise-t-il, est ce qui contient les attentes de « mobilité » et « d’errance vagabonde ».[6]

Cela fait allusion à la « zone », terme qui a des affinités avec « périphérie » et « errance », et qui, était définie par Francesco Careri comme « un lieu exotique où règne le hasard, où l’on peut trouver des objets étranges et faire des rencontres inattendues »[7].

Ces suggestions que je viens d’évoquer font de la périphérie un territoire de possibilités par excellence. Un lieu favorable pour accueillir des activités illicites, éphémères ou informelles[8].

Cette potentialité se manifeste par la croissance d’une « architecture libre »[9] - qui se distingue par ses formes singulières et son développement organique, avec une absence de contrôle ou une faiblesse du pouvoir politique. Parmi les exemples dans la ville de Tanger, on peut compter le bidonville de Moghogha qui jouxte la décharge de Tanger et dont les baraques ont été construites essentiellement à partir de matériaux recyclés[10]. La précarité de ces logements se répercute sur l’état psychologique des habitants, conscients qu’ils peuvent avoir à quitter les lieux à tout moment.

On peut compter également, tout les bâtiments inachevés, comme abandonnés, qui se trouvent un peu partout à Tanger et, qui figurent dans la catégorie que Pierre Huyghe décrit comme «  une architecture qui reste volontairement inachevée, en construction permanente, ouverte à un futur potentiel »[11].

La périphérie est aussi le lieu d’installations artistiques éphémères et de créations in situ. Elle offre un espace souple et dépourvu de toute sujétion juridique ou bureaucratique, que le centre peut parfois imposer. Elle devient ainsi « un terrain fertile pour les artistes qui se réfugient aux abords de la ville précisément lorsque la ville leur offre une identité abusive »[12].

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Dans son œuvre « Miradores », l’artiste belge Francis Alÿs, avait juxtaposé deux vidéos enregistrées simultanément depuis les deux côtes du détroit de Gibraltar. Elles montrent deux points de vues opposés avec des gens de dos qui regardent vers l’autre côté de la mer, dont l’une filmée depuis Tanger et l’autre de Tarifa. La ressemblance entre les deux scènes pourrait voiler la réalité sous-jacente qui sépare les deux sociétés - les barrières politiques et sociales qui empêchent les peuples exclus du sud de jouir d'un avenir meilleur.

[1] Cambridge Dictionary. Terme anglais qui signifie : une vue panoramique, généralement agréable. Le mot est utilisé également pour désigner une action ou un événement futur possible que vous pouvez imaginer.

[2] Trad. Littéral. « le rocher de ghanam ». Parmi les autres appellations qu’on y trouve, il y a « tombes phéniciennes » et « Mkabar d’Romanos », Trad. Littéral.  « cimetière des romains ».

[3] Larry Hodgson, Histoire de pelouse,  article paru dans  Le « Soleil », 29 juillet 2016, Québec, Canada.

[4] Marjorie Musy, « Une ville verte - Les rôles du végétal en ville », Éditions Quae, 2014.

[5] Rem Koolhaas, La ville générique, 1994.

[6] Ignasi de Solà-Morales, « Terrain Vague », dans Anyplace, Cynthia C. Davidson (éd.), Cambridge, MIT Press, 1995, p. 118-123. Trad. Hicham Gardaf.

[7] Dans son livre Walkscapes – la marche comme pratique esthétique, Francesco Careri, membre du groupe d’architectes, d’urbanistes et d’artistes Stalker, créé en 1994, évoque la « Zonzo », un concept dérivé de celui de zone et venant de l’expression italienne « andare a Zonzo », prendre son temps à errer sans but. Careri en propose ensuite une description contemporaine : « la Zone, ce lieu exotique où règne le hasard, où l’on peut trouver des objets étranges et faire des rencontres inattendues».

[8] Karine Bennafla, « Informalité », notion à la une de Géoconfluences, avril 2015. « Si les pratiques et les activités informelles affectent toutes les sociétés et s'exercent dans des lieux et des espaces déclinés à toutes échelles, il existe néanmoins des niches spatiales privilégiées pour l'informalité : par exemple, les régions frontalières et les bordures (comme le littoral), les zones rurales enclavées ou isolées, les quais de fleuve, les bâtiments désaffectés, ou encore les îles. »

[9] Adam Wiseman utilise le terme « architectura libre » pour décrire les maisons construites par des « non-architectes » dans les régions rurales au Mexique. Elles sont financées au fil du temps par des immigrants sans papiers vivant et travaillant aux États-Unis. Entretien avec l’artiste, Londres 2019.

[10] Voir : Hicham Gardaf, « Provisional Structures », 2015-16.

[11] Pierre Huyghe, « The House or Home » in Huyghe, The Trial, 113. Trad. Hicham Gardaf.

[12] Ignasi de Solà-Morales, « Terrain Vague », p. 118-123.